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Teresa avait toujours l’impression que tout le monde la regardait et n’arrivait pas à s’en débarrasser, mais elle finit par constater que ses allées et venues au bâtiment ExEx avaient au moins un avantage : les employés commençaient à s’habituer à sa présence. Ils la laissaient employer les terminaux informatiques à sa guise, ou presque, et en général ils la laissaient farfouiller toute seule.
La banque de données elle-même l’intéressait de plus en plus. À première vue, tous les programmes informatiques les plus complexes n’étaient qu’un labyrinthe impénétrable d’options différentes, de présomptions et de conventions d’usage, et le catalogue de scénarios ExEx ne faisait pas exception à la règle.
Le programme, apparemment inépuisable, était toujours en ligne. Il devait probablement être remis à jour en permanence, quelque part dans les contrées les plus reculées du web. Ce programme recelait une telle quantité de données qu’il dépassait largement les capacités d’un ordinateur industriel de série : lesdites données devaient être entreposées dans des sites branchés en réseau et disséminés sur toute la planète. Mais malgré son apparente vastitude, ce n’était jamais qu’un seul et unique programme infesté de notes de copyrights, et des avertissements concernant diverses restrictions d’usage ne cessaient d’apparaître avec une régularité monotone.
Pour qui avait maîtrisé la syntaxe du moteur de recherche, piocher dans ses montagnes de données était une opération d’une rapidité et d’une efficacité surprenantes. Le résultat de toute recherche – sous forme d’une simple fenêtre où s’inscrivaient les informations requises – apparaissait si vite qu’on aurait dit que le programme lui-même avait placé le fichier demandé en haut de la pile afin d’en faciliter l’accès.
Mais cette simplicité pouvait se révéler trompeuse. Lorsque Teresa cliquait sur le mode « recherche aléatoire » et se contentait de feuilleter les réserves de données, son échelle, son étendue et la minutie apportée au moindre détail étaient une source constante d’émerveillement.
À nouveau, elle eut la sensation d’horizons lointains, infinis. Mais Teresa commençait à comprendre que les scénarios n’étaient pas ce qu’elle croyait au premier abord.
Un scénario avait toujours des limites mesurables ; lorsqu’il tombait à court de mémoire, la réalité cessait d’exister. Les programmeurs faisaient certainement de leur mieux pour que personne ne s’en aperçoive, mais quels que soient leurs subterfuges, on ne pouvait pas prendre une voiture et s’en aller dans le lointain ; on ne pouvait quitter le virtuel pour déboucher sur le réel. On pouvait survoler la Finlande, croiser et recroiser les mêmes décors, faire le tour de sa périphérie, survoler éternellement un ruisseau ou un lac de son choix, faire des pointes de vitesse ou virer abruptement… et pourtant, la Finlande continuait de se dérouler au-dessous de vous, imperturbable. Mais c’était toujours le même pays ; il ne s’étendait pas à l’infini.
Si l’on recherchait une absence de limites, il fallait la trouver dans les titres et les index des scénarios. Si infini il y avait, il se nichait au cœur des hyperliens, des correspondances, de l’hyperréalité.
Lorsqu’on y regardait d’assez près, tous les scénarios se touchaient ; leurs frontières étaient contiguës. On pouvait partir de points différents et prendre bien des routes détournées pour finalement arriver au même incident. Mais cette contiguïté résidait dans la quatrième dimension ; on ne pouvait pas franchir la frontière séparant un scénario d’un autre à moins que ceux-ci ne soient juxtaposés – le West End de Londres ou Monument Valley, en Arizona, rivetés à un décor de cinéma représentant un saloon – et encore ne comptaient-ils que comme expansion. Le scénario en paraissait plus complexe, alors qu’en fait il n’en devenait que plus vaste.
La véritable nature de cette promiscuité tenait aux corrélations de la mémoire elle-même, de ces souvenirs reliés entre eux par un personnage, une situation ou un point de vue donné. Elle était purement psychologique et n’avait rien à voir avec une programmation quelconque.
Dans un scénario, un personnage en particulier pouvait prendre une certaine importance mémorielle ; par exemple, cette femme entre deux âges qui s’appelait Eisa Durdle et conduisait une Chevrolet avec un revolver dans la boîte à gants.
Ce fragment existait pour bien des raisons différentes. Quelqu’un, un témoin de l’affaire William Cook, devait s’être souvenu d’Eisa, ou avait entendu son histoire, ou l’avait rencontrée et interviewée après l’incident. Le contact pouvait être très léger : ce pouvait être quelqu’un qui s’était contenté de lire un article de journal. En tout cas, on avait pu en tirer de quoi insuffler au personnage virtuel de l’épaisseur, de la vie, bref, tout ce qu’il lui fallait pour tenir le premier rôle d’un scénario. Une autre personne qui aurait assisté au même événement, comme témoin ou participant, pouvait ne connaître Eisa Durdle que de façon indirecte : elle pouvait être la conductrice anonyme qui avait dépassé le barrage de police et s’était momentanément interposée dans le champ de vision d’un des policiers.
Dans les deux cas, les rapports étaient dignes de foi ; tous deux étaient limités par leur point de vue, et pourtant, par le jeu de la contiguïté, ils tendaient vers une concurrence d’événements, un accord sur l’essentiel des faits et des images.
Entre ces deux scénarios pouvait se glisser un troisième, contigu aux deux ou à l’un des deux, où le témoin ne savait pas qui était Eisa, mais avait admis avoir vu sa voiture dans le secteur, ou dans le lointain.
Et à côté de ce scénario, il pouvait y en avoir un autre, et encore un autre. Chaque nouveau témoignage était un pas en direction des marges de la réalité d’Eisa Durdle.
Là, sur l’ordinateur en ligne, au milieu de ces incessants dérouloirs, de ces milliers de titres avec chacun leurs propres subdivisions elles-mêmes divisées en strates, toutes indexées et liées les unes aux autres, on dépassait largement les frontières de la virtualité.
Cet univers était sans fin ; on pouvait passer d’un scénario contigu à l’autre sans jamais tomber sur une barrière quelconque, un mur de briques qui boucherait l’horizon.
Là, assise dans un petit bureau, seule face au terminal d’ordinateur, alors que pas un seul employé ne faisait mine de s’intéresser à ses recherches, Teresa finit par trouver le chemin de la banque de données des Principaux Fichiers mémoriels.
Elle lut les menus affichés sur l’écran, qui lui donnèrent une petite idée de ce dont il s’agissait, et composa le nom « Tayler » et le sous-ensemble « Jennifer Rosemary ». Comme on lui demandait une localisation afin de limiter les paramètres de recherche, elle tapa « Londres » et « NW10 ».
Au bout de quelques secondes, un résumé des scénarios dans lesquels apparaissait Shandy apparut sur l’écran.
Chacun était identifié par un titre, un interminable numéro de code, un vague synopsis et une petite icône représentant le boîtier vidéo. Elle remarqua une option pour magnifier les vidéos et cliqua sur le menu : aussitôt, les icônes se transformèrent en minuscules images figées de l’ouverture de chaque scénario.
Teresa cliqua sur l’une d’entre elles et un bref extrait de cinq secondes s’anima dans la case. L’image était si petite qu’il était difficile de distinguer ce qui se passait exactement, mais de toute évidence Shandy était prête à l’action.
La liste de ses scénarios était longue ; si longue qu’elle en devenait inquiétante lorsqu’on considérait l’ardeur avec laquelle Shandy y participait. Teresa déplaça les informations de bas en haut, de gauche à droite, afin d’estimer leur nombre. Elle en compta quatre-vingts environ, puis remarqua que la banque de données comprenait un programme pour compter les recherches abouties et que le nombre exact de scénarios impliquant Shandy était de quatre-vingt-quatre.
Chaque tête d’index comportait une douzaine d’hyperliens optionnels à partir de Shandy : vers d’autres personnes de sa connaissance, vers d’autres bandes-annonces vidéo de ses scénarios, vers des sujets adjacents, vers des éléments de documentation, vers des biographies, vers des niches disponibles pour des scénarios additionnels ou supplémentaires. Alors que ses contiguïtés se révélaient, le monde ExEx de Shandy explosait tout autour d’elle.
À partir de la liste, Teresa lança une recherche par hyperlien en employant le nom de « Willem » et découvrit instantanément que Shandy et Willem avaient figuré ensemble dans quatorze scénarios, y compris celui intitulé Bagarre au saloon – pour adultes XXX.
Ce listing lui apprit que Willem s’appelait en réalité Erik. Par contre, il était bien néerlandais et, comme il le lui avait dit, était effectivement né dans la petite ville d’Amstelveen.
Les fichiers mémoriels de Willem, qu’elle consulta par la suite, étaient encore plus inquiétants que celui de Shandy : en plus des quatorze scénarios qu’il avait faits avec elle, il avait participé à soixante-quatorze autres. Teresa remarqua que, parmi tous ces pornos (enfin, elle présuma qu’il s’agissait de scénarios érotiques), il partageait souvent la vedette avec une autre jeune femme du nom de Joyhanne, qui figurait elle-même dans les fichiers mémoriels.
Teresa effectua une recherche sur Joyhanne. Celle-ci était née à La Haye, avait travaillé brièvement comme téléphoniste (hyperliens vers Holland Telecom), mais, apparemment, tournait des vidéos depuis l’âge de quatorze ans. À côté du nom de Joyhanne, elle trouva un autre résumé de scénarios pornos (présuma-t-elle au vu des titres). À partir des activités indexées de Joyhanne, une douzaine d’autres options s’éparpillèrent dans toutes les directions : la virtualité s’étendait comme un cancer et la limite connue des événements s’accélérait jusqu’à buter contre l’horizon.
Par exemple, Joyhanne avait un autre partenaire de prédilection ; cet homme, un Allemand, avait fait plus de cinquante vidéos pornos (selon toute logique) et, en plus, deux apparitions dans de vrais films, tous deux mentionnés dans des volumes de référence (trois cent cinquante hyperliens) ; l’auteur d’un de ces livres travaillait au département des humanités de l’université de Göttingen, laquelle proposait plus de deux cent cinquante scénarios éducatifs sur les études du développement ; l’un d’entre eux, que Teresa choisit au hasard, traitait de la culture des drogues douces aux États-Unis de 1968 à 1975 ; à lui tout seul, il présentait plus de quinze cents hyperliens débouchant sur d’autres scénarios…
Il était impossible de garder tout cela à l’esprit ; elle perdait pied, peu à peu.
Teresa fit une pause, étourdie par cette infinité de propositions aguicheuses. Elle partait à la dérive et s’éloignait du but qu’elle s’était fixé.
Elle retourna à la hiérarchie du listing principal consacré à Shandy et utilisa le système de mémos inclus dans le programme pour mettre de côté trois références codées, sélectionnées plus ou moins au hasard. Un jour, elle pouvait avoir envie de rendre visite à Shandy sur ses lieux de travail : deux des titres qu’elle choisit étaient Chaleur et poussière dans le désert de l’Arizona et Toit ouvrant – une visite classée X de Monument Valley.
Teresa choisit alors l’option hyperlien et, de là, sélectionna TÉLÉCHARGEMENT.
De là surgirent d’autres options : COPIER, DATER, MISE EN PAGE, SEXE, MOTIF, NOM, LOCALISATION, OBJETS IMPORTANTS, ARMES, et bien d’autres. Chacune comprenait des sous-options : Teresa cliqua sur LOCALISATION et obtint une immense liste de choix subsidiaires : CONTINENT, PAYS, ÉTAT, COMTÉ, VILLE, RUE, BÂTIMENT, ROUTE tenaient en une seule séquence.
Elle eut à nouveau l’impression de perdre pied. Elle repartit donc au point d’entrée de l’hyperlien et cliqua sur NOM. Sur la fenêtre, elle tapa « Eisa Jane Durdle », ajouta « San Diego » pour simplifier la recherche, et cliqua. VEUILLEZ ATTENDRE.
Teresa s’était si bien habituée aux capacités de réponse quasi instantanée du programme qu’elle se rengorgea presque en voyant ce message. Ses critères de recherche étaient assez précis pour ralentir le moteur de façon perceptible.
Peu après, moins d’une minute plus tard, l’écran s’illumina et un message apparut :
248 HYPERLIEN(S) CONNECTENT « JENNIFER ROSEMARY TAYLER » À « ELSA JANE DURDLE ». AFFICHER ? OUI/NON.
Teresa cliqua sur « oui » et, presque instantanément, une longue liste défila sur l’écran, énumérant les codes des scénarios contigus avec une petite image vidéo pour illustrer chacun d’entre eux. Le premier scénar se déroulait dans un décor de saloon installé dans un studio de cinéma improvisé, en 1990, au West End de Londres, et le dernier à San Diego, en 1950, par une journée chaude et venteuse. Les événements se chargeaient d’établir la connexion.
Deux cent quarante-huit scénarios étaient liés dans la mémoire collective. Les réalités étaient contiguës ; il n’y avait pas la moindre faille.
La route de la virtualité extrême s’étendait loin au-delà de l’horizon, par-delà les montagnes, courant à travers les déserts et les océans, et ainsi de suite, pour toujours et à jamais.
Elle téléchargea les codes des deux cent quarante-huit scénarios contigus et attendit quelques secondes, pendant que l’imprimante tournait. Un jour, lorsqu’elle aurait assez de temps et de crédit, elle irait peut-être explorer les liens qui étaient supposés unir Eisa et Shandy.
Ensuite, Teresa tapa le nom « Teresa Ann Simons » comme fichier mémoriel, ajouta « Woodbridge » et « Bulverton » comme localisations, et attendit de voir ce qui allait se passer.
L’ordinateur ne s’arrêta même pas. Avec une rapidité presque désinvolte, un écran apparut avec son nom écrit tout en haut. Un seul et unique scénario était répertorié. Il n’y avait pas d’hyperlien, ni d’autre connexion au reste de l’univers virtuel.
Surprise et plutôt déçue. Teresa cliqua sur l’icône vidéo.
Sa curiosité fut immédiatement satisfaite et déçue en même temps : en fait, son seul et unique scénario dans tout l’ExEx relatait sa première visite au champ de tir, où elle avait passé une heure à s’exercer au revolver.
Elle plissa les yeux en voyant cette bande-annonce de quelques secondes qui la représentait elle-même. Ce qui la frappa le plus, c’était de voir que, de dos, son postérieur était beaucoup plus volumineux qu’elle ne l’aurait cru. Lorsqu’on lui demanda si elle voulait accéder à la vidéo dans son intégralité ou entrer dans le scénario, elle déclina la proposition.
Ses propres informations encore inscrites sur l’écran, Teresa essaya d’établir des hyperliens d’abord avec Eisa Durdle, puis avec Shandy, mais ses deux tentatives se soldèrent par le même message : PAS D’HYPERLIENS À PARTIR DE CE SITE.